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Plasticienne. Créatrice de la Grande Lessive (site http://www.lagrandelessive.net, blog http://www.lagrandelessive.com) Performeuse : conférences-performances publiques et interactives sur l'art et sa définition. http://www.culturecommunication.gouv.fr/index.php/Politiques-ministerielles/Education-artistique-et-culturelle/Actualites/Conference-Performance-Un-conte-pedagogique-de-Joelle-Gonthier Conceptrice de dispositifs. Entre autres : http://classes.bnf.fr/clics/accueil/presentation.htm, http://expositions.bnf.fr/portraits/pedago/cent/index.htm,http://expositions.bnf.fr/objets/pedago/00.htm,http://expositions.bnf.fr/lamer/parcours/index.htm

L'art au quotidien est écriture de l'art en train de se faire, ici et maintenant, dans mon atelier ou dans mon jardin, en ville ou sur d'autres territoires. Support destiné à une lecture publique, il retient une écume qui dira ce qu'elle est plus tard. (Tous droits réservés pour les textes et les images).

samedi 31 mai 2008


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Est-ce un gant de toilette ?

Le questionnement de la nature et de la définition des choses peut concerner un verre, une chaise ou tout autre objet de l’univers familial. L’enfant découvre tout : le facile et le difficile, le balai et l’aspirateur, le biberon ou le distributeur de boisson... Ainsi, après l’alimentation, le bain constitue sans doute le moment le plus intime où se mêlent l’hygiène, le jeu et les sens. Quelques objets renseignent sur les rapports établis par l’adulte à l’esthétique, mais aussi à la définition des êtres et des choses. Prenons l’exemple du gant de toilette. De forme rectangulaire, ce morceau d’éponge se trouve souvent remplacé par des gants de conception plus fantaisiste dès qu’il s’agit de les mettre en contact avec un tout-petit. Le gant que je vous présente a été acheté en pharmacie. Mais est-ce bien là un « gant » ? Il est vert et jaune avec de gros yeux et ressemble à une grenouille, il est possible de glisser la main dedans pour en faire une marionnette et le tissu éponge qui le compose permet de savonner un enfant. L’intention de faire du bain un moment ludique -voire éducatif- est perceptible, le rapport à la pharmacopée l’est beaucoup moins. L’enfant va être confronté à une complexité assez inédite puisqu’un adulte lui-même peut être étonné d’une semblable combinaison. Comment reconnaître à la fois un gant, une grenouille et une marionnette ? Comment passer de l’un à l’autre sans utiliser ensuite une marionnette pour se laver ou pourquoi pas une grenouille véritable ? L’importance de l’apprentissage de l’usage, de même que l’incidence des paroles et des gestes qui accompagnent cette adaptation d’un objet complexe à une fonction sont tangibles dans une telle situation, dont le mérite est aussi d’amorcer une forme de préparation à l’art, dans la mesure où celui-ci use d’apparences pour produire des significations et satisfaire des fins diverses.
Ce gant retourné ou détourné rappelle le fameux « lapin/canard » décrit par l’analyste de l’art Ernst Gombrich et par des philosophes tels que Ludwig Wittgenstein. Il s’agit d’une figure ambiguë lisible tantôt comme un canard, tantôt comme un lapin, sans que les deux soient perceptibles en même temps. Le fonctionnement de la pensée était alors au centre de leurs réflexions et cet objet singulier représentait pour eux une curiosité, une énigme, un obstacle...

Que retient le tout-petit de l’ambiguïté de cette figure et de l’étrangeté de cette présence ? Sans doute ressent-il que les choses peuvent changer, qu’il ne faut pas se fier aux apparences et aux fonctions… Dès le repas, il va d’ailleurs retrouver une fourchette en forme de grenouille, une assiette pareille à une fleur, un verre avec des pieds chaussés de vernis noirs et d’autres accessoires conçus pour lui, tandis que les adultes mangeront avec des couverts dignes de ce nom. Ainsi à une période de la vie où les choses demandent à être définies et stabilisées pour être connues, intégrées et partagées (et c’est ce à quoi s’emploieront en particulier la crèche et l’école), les tout-petits courent sous la pluie avec des bottes imitant les coccinelles, des parapluies évoquant des têtes d’animaux et des bonnets en laine à oreilles d’ourson. L’idée qu’inventivité et enfance vont de pair incite les parents à transformer l’environnement du tout-petit de manière assez radicale. L’anthropomorphisme étudié chez l’enfant se retrouve instrumentalisé par l’adulte afin de plaire aux plus petits et de renvoyer à l’adulte l’image d’une enfance idyllique en grande partie issue de l’imagerie des livres de jeunesse conçus par des adultes ! Comme avec l’alimentation et l’hygiène, nous observons toutefois l’incidence du changement de regard porté sur l’enfant, ainsi que les modifications de comportement des parents et certaines mutations de la société. Ce qui est accepté comme étant de bon ton aujourd’hui était inconcevable, il y a cinquante ans à peine. Nous mesurons également combien la démarche des stylistes, créateurs de l’esthétique de notre quotidien, a modifié nos attentes et nos exigences et a agi sur nos relations à l’art, quel que soit notre âge. Nous comprenons également à la fois l’incidence bénéfique du renouveau de la littérature de jeunesse et les dégâts que peuvent occasionner des ouvrages peu informés de la réalité de l’apprentissage de l’art.

Si par « art » nous entendons « tableau de musée », il n’y en a pas là-dedans. Si par « art » nous entendons un intervalle où tout arrive, ce travail « sur » et « avec » les apparences n’en est pas si éloigné. Le théâtre, le cirque ou encore les performances d’artistes nous ont appris à mesurer l’impact du décor, du masque et du déguisement, comme la magie qui résulte du passage de l’image imprimée à son incarnation ou l’inverse, la fascination qu’il y a à éprouver l’illusion de la réalité alors que seule la peinture nous fait face. Quand l’enfant se nourrit, prend son bain, lorsqu’il passe de l’image télévisuelle à la perception d’un objet qu’il a lui-même façonné, avant de découvrir grâce à l’adulte la richesse du langage et ses relations à l’image, il est susceptible de vivre une expérience esthétique importante puisqu’il se trouve libéré, par l’imaginaire, de ce qui fait la réalité contraignante de son quotidien. Toutefois, demeurent quelques interrogations puisqu’il n’est pas toujours lui-même à l’origine de ce déplacement et qu’il a, entre autres, à comprendre ce qui se passe, éprouver le désir et enfin trouver les moyens et l’énergie de prolonger toute une vie les bénéfices d’une telle expérience.